Si, pour les falsificateurs et les négateurs, ni les fours crématoires
ni les chambres à gaz n'ont jamais existé,
Si, pour Le Pen, l'existence des chambres à gaz n'est qu'un "détail"
de l'histoire, fallait-il ce récit pour prouver le contraire ?
-G.AVRAN-
INTRODUCTION
Nous étions sept enfants, dont une seule fille. J'étais le sixième, inséparable du plus jeune, qui s'appelait Bernard. Une famille unie, de banale bourgeoisie, installée dans la banlieue parisienne, à Chaville de 1927 à 1937, puis à Garches jusqu'en 1940.
Nous étions sept enfants. A l'abri, comme tant d'autres à l'époque, du monde des grands. Et soudain, ce fut le tocsin. Il retentit alors que nous nous promenions, quatre des plus jeunes, avec nos parents dans le parc de Garches. On nous expliqua que c'était la guerre mais, bien entendu, nous ne nous rendions pas compte que tout basculait...
A vrai dire, comme dans l'immédiat il ne se passait rien de ce que nous avions appris dans les livres d'histoire, nous étions vaguement déçus, Bernard et moi.
Les gens allaient et venaient, apparemment insouciants. On ne percevait rien d'extraordinaire. Un peu plus tard, nous reçûmes de la mairie des masques à gaz et nous trouvâmes ces "gadgets" bien amusants...
A la veille de la guerre, un de mes frères s'était engagé dans la marine. Nous étions très fiers de lui quand il venait en permission, pleins de gloire à nous montrer avec lui dans la rue.
Au début de l'année 1940, nous avons encore déménagé. Nous nous retrouvâmes dans un bel appartement, rue Condorcet à Paris. Avec un balcon, une vue panoramique sur toute la ville. C'était extraordinaire d'emménager là après avoir vécu tant d'années dans une banlieue qui ressemblait à la campagne et où il ne circulait, à l'époque, que très peu de voitures. Le laitier livrait encore le lait à domicile; il avait une voiture à cheval; le rémouleur faisait retentir sa clochette; le vitrier transportait ses vitres sur son dos; le marchand de peaux de lapins soufflait dans une sorte d'olifant et le marchand de fromages de chèvre s'annonçait en jouant de la flûte de Pan.
Paris, c'était pour nous une autre planète.
On nous inscrivit dans une école du quartier. Une école triste, avec une cour qui pour nous évoquait celle d'une prison. Pas un arbre, pas un brin d'herbe, pas une plante. Nous n'y sommes pas restés longtemps. Nous l'avons quittée le 8 juin 40. La seule distraction c'était, sous le préau, la possibilité d'écouter les informations. On s'en moquait un peu, jusqu'au jour où le directeur nous invita à bien entendre les communiqués de dernière minute; ça allait très mal, les Boches approchaient de la capitale.
Il fut décidé, avec l'accord des parents, d'évacuer l'école. Je n'en reviens pas encore que mes parents nous aient laissés partir aussi facilement. Nous étions fous de joie; prendre le train, partir, entre copains, quelles vacances! C'était la première fois que nous quittions notre famille. Nous partîmes avec un sac à dos et une couverture roulée en bandoulière, et nous nous retrouvâmes à la gare Montparnasse. Direction Le Mans. C'était le 8 juin.
Dans le train, nous ne parlions pas de la guerre. Nous nous racontions des histoires ou nous jouions aux cartes. Nous ne pouvions rien voir à l'extérieur, car nous voyagions de nuit. Nous avions déjà oublié toutes les recommandations des parents, les bonnes choses préparées par ma mère furent vite avalées ou échangées entre copains. A l'arrivée, notre sac était depuis longtemps vide.
Le train avait roulé lentement; nous arrivâmes au Mans en pleine nuit. Heureusement, il y avait le clair de lune. Je me souviens de mon émotion, lorsque j'ai découvert cette ville aux toits sombres et tristes.
On nous emmena à quelques kilomètres, dans la petite ville de Loue. Là, rien à voir avec Le Mans. Le contraste était saisissant. Une odeur de campagne, une fraîcheur de juin avec une rosée colorée. Calme absolu, un peu angoissant. Perspectives de vacances prolongées. Vidée de ses élèves habituels, l'école locale était transformée en pensionnat, les classes en dortoir et la cour en réfectoire. Heureusement, c'était l'été; il faisait beau et chaud.
Nos sorties quotidiennes consistaient à nous rendre, accompagnés d'une institutrice, sur la place pavée de l'église, où nous devions rester assis à même le sol, toute la journée. Nous n'avions pas le droit de nous éloigner.
Un jour, alors que nous étions en train de déjeuner, nous eûmes très peur; une ombre, tout à coup assombrit la cour: un gros avion boche était au-dessus de nous. Il y eut un moment de panique. Le repas fut interrompu et la cour évacuée. La guerre, pour nous, commençait.
Nous ne sommes pas restés très longtemps à Loue. Un jour, le directeur, qui avait dû recevoir des ordres de l'académie, nous fit évacuer vers un endroit présumé moins dangereux. Mais on disait que les Boches n'étaient pas loin.
Nous voilà donc sur la route. De l'école de Loue à la gare du Mans, il y a plusieurs kilomètres, que nous fîmes à pied. A peine arrivés à la gare, nous voilà pris sous un bombardement. Pour nous, c'était le premier. La guerre, cette fois, était bien là.
EXODE
Je ne sais pas pourquoi, je n'ai jamais eu peur. J'avais été impressionné par l'ombre et le bruit de l'avion dans la cour, mais je n'ai pas eu peur ensuite du bombardement sur la gare. Sans doute parce que j'ignorais ce que cela pouvait représenter. Inutile d'insister sur l'attitude peu glorieuse de ceux qui avaient pourtant la charge d'une centaine de gosses de six à treize ans: ils s'étaient tous enfuis en nous abandonnant purement et simplement.
J'étais parmi les plus âgés, je venais d'avoir treize ans. Je ne sais si, encouragé par ma réussite au "certif", je voulais jouer les héros, mais je me souviens, quand la première bombe est tombée sur la gare, de m'être précipité sur un petit de six ans qui hurlait de terreur. Je l'ai plaqué au sol et me suis couché sur lui en attendant que le bombardement cesse. Le fracas était assourdissant, les gens hurlaient, les trains sautaient, les rails se dressaient à la verticale, le ciel bleu était devenu noir, la fumée nous empêchait de respirer. En quelques minutes, plus de gare. Les locomotives étaient enchevêtrées les unes dans les autres, les toits des maisons recouverts de débris ou carrément envolés.
Les enfants, abandonnés à eux-mêmes, étaient restés hors de l'abri. Par miracle, il n'y eut aucune victime. Bernard, mon jeune frère, s'était caché sous un wagon qui ne fut pas touché. Les adultes, nos maîtresses, nos "chers" maîtres et le directeur, qui s'étaient réfugiés dans un sous-sol, sortirent de leur abri, le plus naturellement du monde.
Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai pris conscience de beaucoup de choses: notamment de la lâcheté de certains adultes, qui devaient se permettre ensuite de nous donner des leçons. En moi est né un sentiment de révolte.
Nous quittâmes la gare pour revenir à Loue. Sur la route, l'exode avait commencé. De longues files de voitures, souvent en panne, souvent aussi abandonnées, des chevaux crevés dans les fossés, des chiens sans maîtres, des milliers de gens qui poussaient une charrette ou une simple brouette, des bagages plein la route. Les avions continuaient leur sinistre ballet et nous mitraillaient en rase-mottes. La mère d'un copain, qui avait voulu absolument nous suivre, eut un bras arraché. Mais elle ne voulait pas quitter son fils: le directeur de l'école dut le laisser partir avec elle, en direction d'un hôpital. Ce n'est que le soir, et même dans la nuit, que nous sommes revenus à la gare du Mans. Nous sommes alors montés dans un train en partance pour Angers.
Le voyage fut assez court. Nous n'avions vraiment plus envie de jouer aux cartes. Nous pensions à tout ce que nous avions vu sur la route, à tous ces gens qui partaient pour on ne sait où, aux avions, à cette pauvre mère, à la chance que nous avions eue de nous en sortir sans un seul blessé parmi nous. Nous nous posions beaucoup de questions. Comment se faisait-il, par exemple, que les Boches aient pu arriver si vite jusque-là ? Serions-nous à l'abri à Angers? Que faisaient nos parents ?....
Ils ne savaient même pas où nous étions. Et les Allemands, désormais, étaient aux portes de Paris.
ANGERS
En pleine nuit, nous arrivâmes à Angers. On nous conduisit dans un cirque abandonné. Ca sentait tellement mauvais que certaines maîtresses faillirent se trouver mal. Une odeur de purin et d'urine. A vomir. Toute la nuit, nous restâmes assis dans ce cirque, sous un chapiteau délabré, triste et froid. Enfin, dans la matinée, on nous conduisit dans un internat de jeunes filles.
Nous n'entendions plus les avions, il n'y avait plus de bombardements. Nous sommes restés là toute la journée sans rien manger, sans savoir quelles étaient les intentions du directeur. La consigne, c'était le silence. Le lendemain seulement, on nous donna un peu à manger et, enfin, nous eûmes droit aux nouvelles: la guerre était terminée, on pourrait écrire aux parents, les rassurer, mais, surtout, leur demander de venir nous chercher.
Accompagnés d'une maîtresse, nous pouvions aller nous promener chaque jour le long de la Maine; c'est en traversant le magnifique Jardin des Plantes que nous nous sommes trouvés face à face avec des soldats allemands: ils offrirent des morceaux de chocolat que nos "braves" maîtresses acceptèrent avec le plus grand plaisir. Elles sortirent même le soir avec eux.
J'éprouvais du dégoût. Cette première forme de collaboration m'indignait d'autant plus que le directeur fermait les yeux sur le comportement de ces dames.
Nos familles avaient-elles reçu nos lettres? Le directeur s'impatientait. Les parents ne venaient pas assez vite nous chercher. Il allait devoir rester jusqu'à la dernière minute. Il devenait de plus en plus méchant: il allait même jusqu'à nous priver de nourriture.
Je ne pouvais accepter ses méthodes. Dressé à la manière d'un tribun sur une chaise que j'avais posée sur une table pour être encore plus haut, tel Robespierre que nous venions d'étudier, j'appelais tous les copains à se révolter contre nos tyrans. Ne plus leur obéir, refuser quoi que ce soit, faire la grève de la faim, refuser d'aller au dortoir le soir, occuper les cuisines, etc... Nos maîtres prirent peur (le contraire m'eût étonné); et comme par hasard, nous ne fûmes plus maltraités.
Chaque jour, des parents venaient chercher un ou plusieurs enfants. A chaque fois, on se demandait à qui ce serait ensuite le tour.
Comme, entre-temps, nos parents avaient quitté Paris et se trouvaient en zone libre, nous fûmes, Bernard et moi, les derniers à quitter l'établissement. C'est une tante de Paris qui vint nous chercher. Si nous poussâmes un "ouf" de soulagement, je suis certain que le directeur dut en pousser un plus fort encore car nous l'avions retenu jusqu'en octobre. Pendant quatre mois, nous avions été seuls, Bernard et moi, avec ce directeur et une institutrice. Tous les autres étaient déjà rentrés chez eux. J'avoue avoir eu des moments de tristesse et de découragement, mais je n'en laissais rien voir à Bernard; j'étais le grand frère.
Pour me donner du courage, je m'imaginais en héros de western. Je voyais les visages pâles attachés à un arbre, prêts à être scalpés. Il ne faut rien exagérer cependant: nous n'en étions encore pas là. Bien sûr, c'est dur, pour des gosses, de se trouver enfermés dans un internat, privés de copains et séparés de leurs parents. Même quand on a faim d'aventures, on espère autre chose. Prendre ses repas en tête-à-tête avec le "dirlo", sans avoir le droit de broncher, obligés de bien se tenir, en baissant le nez sur son assiette pour éviter de croiser un regard, ce n'est pas le rêve. Il devait nous maudire: nous l'empêchions de rentrer à Paris. Ce n'était pourtant pas notre faute.
RETOUR
Nous nous retrouvions dans le train. Une tante de Paris était enfin venue nous chercher. Cette fois sans risque de bombardements, puisque la guerre était "finie". Notre compartiment était vide. Nous allions en quelque sorte à contre-courant: il fallait être inconscient, en effet, pour "remonter'' sur Paris alors que tout le monde "descendait" vers le Sud. Il y avait beaucoup de soldats allemands dans le couloir, et ma tante nous interdit de circuler, même pour nous rendre aux toilettes. Après tout, le voyage ne devait pas être très long. Tout en dévorant des sandwiches, nous apprîmes enfin que nos parents étaient en zone libre, évacués à Brive, en Corrèze. Ils avaient prévenu notre tante et lui avaient demandé de venir nous chercher.
Revenir dans la capitale, ne pas aller à l'école, habiter un bel appartement du 17e arrondissement, cela aurait pu être agréable; malheureusement nous étions chez le plus mauvais des oncles, riche, mais avare et sans coeur. Notre sort ne l'intéressait pas. Il ne pensait qu'à se débarrasser de nous au plus vite.
Les maigres repas qu'il nous consentait étaient vite expédiés. Lui ne se privait de rien. Il soutenait que ce qu'il mangeait devant nous ne pouvait pas nous convenir.
Nous dormions sur deux fauteuils et devions quitter très tôt le matin l'appartement pour ne pas user les tapis. Si bien que nous passions nos journées dans le métro, pour nous réchauffer. Quant il ne faisait pas trop mauvais, toujours avec Bernard qui ne me quittait jamais, nous nous promenions dans les rues.
Un jour, sur les Champs-Elysées (que nous voyions pour la première fois) nous eûmes très peur. Des excités s'en prenaient aux magasins, cassaient les vitrines en criant: "Mort aux Juifs"!
Comme personne ne s'interposait et que la police laissait faire, ils purent se livrer à leurs agissements en toute impunité. Les passants, qui semblaient absolument indifférents, marchaient vite en direction de la place de l'Etoile. Je me demandais pourquoi tout le monde se dépêchait ainsi. Peut-être ont-ils peur, pensais-je. Mais c'était tout autre chose: Hitler était là, entouré de soldats et de blindés. Ils accouraient à ce spectacle.
Nous ne voulions pas voir ça. En descendant l'avenue de Wagram, pressant le pas, nous nous retrouvâmes place Clichy.
Il y avait du monde, des magasins, des cinémas. Sans argent, pas la peine de penser faire quoi que ce soit. Il ne nous restait qu'à déambuler dans la rue et à nous contenter du spectacle qu'elle offrait. Rue de Douai, nous vîmes un journal déplié et collé sur une vitre: il s'agissait d'un numéro du "PILORI", orné de slogans nazis, anticommunistes et antisémites. Ecoeurés, nous sommes rentrés un peu plus tôt que d'habitude chez notre oncle, à qui nous avons fait un récit détaillé de tout ce que nous venions de voir. Il ne nous a pas crus; il pensait à une ruse de notre part pour rentrer plus tôt à l'appartement.
Nous sommes restés deux ou trois mois chez lui, en ayant toujours aussi faim et aussi froid. La nuit, nous nous levions en cachette pour chiper dans la cuisine des pois chiches crus, la seule denrée qui n'était pas sous clef. Nous ne supportions plus cette vie, nous voulions rejoindre nos parents.
Un jour, nous décidâmes de partir. Très tôt le matin, sans faire de bruit, nous nous retrouvâmes dans la rue, prêts pour le grand départ.
Notre oncle lança la police à nos trousses, et nous fûmes ramenés chez lui. Il nous accueillit à coups de martinet. Je ne me laissai pas faire, et mon oncle reçut quelques bons coups de pied dans les tibias. C'était la première fois que je me rebiffais de la sorte contre un adulte, qui plus est un membre de la famille. Cela me donna du courage, et encore un peu plus de prestige aux yeux de Bernard. Depuis ce jour-là, ni mon oncle ni ma tante (qui le laissait lâchement faire), ne me touchèrent plus. Je n'eus pas droit à plus de considération pour autant, mais il me laissa tranquille. Jusqu'au jour où, s'étant débrouillé je ne sais comment, il nous annonça qu'il avait obtenu des laissez-passer pour que nous rejoignions nos parents. Nous croyions rêver.
Une fois de plus, nous nous retrouvions dans le train. Heureux de quitter ce méchant oncle et surtout de rejoindre nos parents.
Le train était archi-bondé de soldats allemands et de Parisiens qui "descendaient" vers le Sud. A Vierzon (ligne de démarcation), arrêt prolongé et contrôle en règle. Des Allemands en civil (il s'agissait de la Gestapo) montèrent dans le train pour vérifier les papiers. Des soldats casqués, chaîne de fer autour du cou, les accompagnaient avec de gros chiens bergers.
Que craignions-nous, puisque nous avions un laissez-passer, je ne sais, mais mon coeur battait très fort.
Plusieurs personnes, dont des enfants, durent descendre sous la menace d'un revolver, retenus sur le quai par les policiers allemands. Ayant perdu tout espoir, ces pauvres gens ont vu repartir le train.
Nous faisions partie des "chanceux". Dès que nous eûmes laissé la gare derrière nous, nous avons tous poussé un soupir de soulagement. Nous étions en zone libre: plus rien, pensions-nous, ne pouvait nous arriver de mal. Les commentaires fusaient. Pourquoi ces gens ont-ils dû descendre? Parce qu'ils n'étaient pas en règle? Parce qu'ils étaient juifs? Parce qu'ils étaient communistes? Ce n'est pas possible! Les enfants, eux, ne sont tout de même pas communistes? Où les menait-on? Qu'allaient-ils devenir? Cette pensée ne cessa de me tourmenter. Bernard qui, pendant le contrôle, s'était serré contre moi, commençait à se détendre. Il s'était bien rendu compte que nous venions d'échapper à une catastrophe. Nous aurions pu être arrêtés comme les autres et ne plus jamais revoir nos parents.
A l'arrivée à Brive, le train n'était pas encore tout à fait arrêté, que nous étions déjà sur le quai. Comme nous n'avions pas de bagages, il nous fut facile de sauter et de courir vers la sortie.
Nous savions que notre mère se trouvait avec deux de nos frères, Serge et Pierre, juste en face de la gare, à l'hôtel Terminus. Comme elle ne nous attendait pas, la directrice de l'hôtel prit d'infinies précautions pour lui annoncer que nous étions là. Sans attendre l'ascenseur, nous sommes montés au deuxième étage quatre à quatre. La surprise que nous voulions faire n'en était plus vraiment une, puisque la réception avait annoncé notre arrivée par interphone. Mais dès que la porte s'ouvrit, notre mère se laissa glisser dans le fauteuil, évanouie. Derrière nous, la directrice, qui avait pris l'ascenseur, assista à la scène; elle s'empressa de ranimer notre mère. Maman nous serra si fort contre elle que nous pouvions à peine respirer. L'un après l'autre, et en sautant du coq à l'âne, nous voulions, Bernard et moi, raconter tout ce que nous avions vécu pendant six mois, depuis notre séparation, c'est-à-dire depuis le 8 juin. Notre mère pleurait, la directrice aussi.
Jusqu'à l'heure du déjeuner, nous restâmes blottis contre notre mère. J'échangeais des clins d'oeil avec Bernard. Ma mère nous tenait contre elle, nous couvrant de baisers et de caresses. Serge et Pierre étaient nerveux, ils tournaient dans la chambre comme des lions en cage. Mon père n'était pas là. Il était "descendu" à Marseille à la recherche d'une nouvelle situation ainsi que d'un logement.
La ville de Brive ne nous plut pas. Nous pouvions toutefois faire de belles promenades, et puis c'était amusant de vivre à l'hôtel. Il faut dire qu'à part des vacances en 36 et 37, nous n'étions jamais sortis de notre banlieue parisienne. La Sarthe sous les bombes, Paris avec les nazis, ce n'était pas la joie. Mais Brive en liberté, choyés comme des coqs en pâte, sans aller en classe, c'étaient de vraies vacances. Je découvrais un tas de choses extraordinaires comme, par exemple, la gare avec ses nombreuses voies, une caserne, des collines avec des chèvres en semi-liberté. La ville et la campagne à la fois.
Beaucoup de neige, énormément de monde, dont beaucoup de réfugiés. Une ambiance à la fois inédite et captivante pour des gosses.
Quant à Serge et à Pierre, ils n'en pouvaient plus d'attendre. Ils décidèrent un matin de s'en aller à pied rejoindre notre père. Mais après cent kilomètres de marche, ils renoncèrent et revinrent à Brive épuisés. Ils durent rester couchés pendant trois jours pour récupérer.
Juste avant Noël, mon père nous fit le rejoindre à Marseille. Nous étions fous de joie à l'idée de faire un nouveau voyage et d'aller dans une grande ville que nous ne connaissions pas.
Mon père, que nous n'avions pas vu depuis notre départ de Paris le 8 juin, nous attendait à la gare. Il était impatient de nous retrouver. Nous aussi, même si nous craignions un peu de perdre notre belle liberté, car il était beaucoup plus sévère que ma mère.
Je n'oublierai jamais notre arrivée. Il faisait froid mais le ciel était bleu, sans nuage. Directement de la gare, nous sommes allés sur le Vieux Port. Il y avait un monde fou. Beaucoup de réfugiés comme nous, mais aussi des autochtones à l'accent bien connu et très agréable. Les pêcheurs revenaient de la haute mer pour vendre leurs poissons. C'était la zone libre, il n'y avait pas encore d'Allemands, la vie semblait normale.
Le temps de trouver un appartement, ce qui ne fut pas facile, mes parents nous "placèrent" dans une pension d'enfants réfugiés, du côté de Saint-Raphaël. Nous y étions relativement bien, à ceci près que les maîtresses nous volaient nos colis.
Nous y sommes restés environ un trimestre. Nos parents venaient nous voir de temps en temps. Un jour, ils arrivèrent de la gare en fiacre. Nous étions éblouis.
Notre pension était mixte. On s'amusait bien avec les filles, qui étaient plus délurées que les garçons. J'étais le plus âgé de tous les pensionnaires et, à ce titre, je devais aider les maîtresses à maintenir une certaine discipline.
En général, on ne restait que deux ou trois mois dans cet établissement, qui était subventionné par les Quakers américains.
Un jour arrivèrent deux réfugiés autrichiens, le frère et la soeur. Ils nous firent un tel récit de ce qu'ils avaient vu dans leur pays que personne ne les crut. Les maîtresses les prirent pour des fabulateurs. Personnellement, j'étais curieux de savoir, et même si ce qu'ils disaient était horrible et incroyable, je les écoutais. Ils nous parlaient des SS et des SA, des arrestations, des perquisitions, des brutalités, de la terreur.
Déjà à Angers, quand j'ai vu les premiers Boches, je les haïssais; mais au récit de ces pauvres gosses, mon coeur me faisait mal. J'aurais voulu pouvoir agir. Mais que faire ?
C'est en novembre 42 que les Allemands arrivèrent à Marseille, en pleine nuit. Un régiment s'arrêta juste devant notre immeuble. Du chemin du Rouet à la route du Redon, ils campèrent là toute la journée. On pouvait les observer de notre balcon du 7e étage. Certains partirent vers le Redon, c'est-à-dire vers la montagne, d'autres prirent au contraire le chemin du centre-ville.
Ils s'installèrent comme partout en vainqueurs dans les plus belles propriétés et, très vite, organisèrent des barrages où il fallait décliner son identité pour passer.
Au bout d'un certain temps, ils firent sauter le quartier du Vieux-Port ainsi que son pont transbordeur. Les habitants durent fuir en pleine nuit, abandonnant tout ce qu'ils ne pouvaient charger tant bien que mal sur des remorques ou des charrettes. C'était un nouvel exode. Ils partaient vers le Redon.
Décidément, de notre balcon, on voyait beaucoup de choses. On était aux premières loges. Très vite, la vie avait changé à Marseille. On sentait le poids de l'occupant. Même pour aller à la plage il fallait porter un maillot de bain d'une certaine hauteur. Les restrictions étaient de plus en plus grandes. On avait faim.
J'étais insouciant, heureux tout de même malgré les restrictions. Il faisait toujours beau, nous formions une bande de copains. On allait au cinéma, à la plage, on faisait des excursions à Sormiou et à Morjiou, du patin à roulettes, du sport. On allait au parc Borely voir des courses de taureaux ou des matches de boxe, comme celui où Cerdan mit Frely K.O. en une fraction de seconde. On allait aussi à la piscine du Chevalier de la Rose.
On suçait des "frigolosi". Les marchands de glace marseillais avaient trouvé un moyen ingénieux de gagner de l'argent sans faire de gros investissements. Ils coloraient des morceaux de glace et les vendaient comme des esquimaux. C'était le fameux "frigolo".
J'allais au lycée Périer à bicyclette. Notre prof d'histoire n'aimait pas les Boches. Je m'entendais très bien avec lui au moins pour ça.
Même s'il m'arrivait d'aller à des surprises-parties (en rageant de n'avoir que quinze ans), même si j'allais à la plage, si je faisais du tennis et jouais du violoncelle, même si je croyais avoir oublié Le Mans-Angers-Paris-Brive, j'ai recommencé à avoir peur en voyant les Allemands faire sauter le Vieux Port et, en particulier, le pont transbordeur.
Après la classe, j'ai demandé au prof d'histoire de m'accorder quelques minutes. Je lui ai demandé carrément ce qu'on pouvait faire. Je lui ai rapporté ce que j'avais entendu à Boulouris sur la sauvagerie des Boches en Autriche; j'ajoutais que mon père ne les aimait pas. Malheureusement, le professeur me trouvait trop jeune, il ne voulait rien entendre de mes sentiments ou de mes intentions. En avais-je parlé à mon père ?
-Je sais prendre mes responsabilités, lui dis-je. A Angers, en imitant Robespierre, j'ai fait céder le directeur, alors... !
Cette année-là, j'étais le premier en classe, mes devoirs étaient lus à haute voix devant mes camarades. Je sais que ce n'était pas du favoritisme. Dans mes devoirs, surtout dans mes rédactions, ma haine de l'occupant se faisait sentir. C'est je crois ce qui plaisait au prof.
J'ai toujours refusé, malgré l'obligation qui nous en était faite, de chanter "Maréchal nous voilà". Comme j'ai refusé de participer au concours de la plus belle lettre à adresser au Maréchal. Tous nos profs étaient loin d'avoir les mêmes opinions que le prof d'histoire. Je peux dire sans me tromper que beaucoup d'entre eux s'accommodaient plutôt bien de la situation.
Un jour, je passais avec mon frère Bernard devant la Préfecture. Les gens venaient acclamer Pétain qui, du balcon, faisait un discours. J'étais écoeuré.
Nous savions que Serge devait partir pour l'Allemagne au titre du STO (Service Du Travail Obligatoire). Aussi ce jour-là, le 17 juin 43, tôt le matin, avec notre père, nous prîmes le tramway pour lui dire une dernière fois au revoir et lui apporter quelques douceurs.
Tous les jeunes de son âge étaient rassemblés dans une minoterie désaffectée, à Moulin Rouge, non loin de la Joliette. Pourtant, Serge s'échappa pour venir une dernière fois nous embrasser. Vers 11 heures et demie, sur le chemin du retour, quand le tram passa rue de Paradis devant son bureau, notre père préféra descendre pour prendre son courrier avant de rentrer à la maison pour déjeuner.
- Continue, me dit-il; et dis à maman que j'arrive.
Il ne rentra pas. La Gestapo l'avait attendu à son bureau. Inquiète, ma mère téléphona au bureau. Il n'y avait personne pour répondre. Je décidai d'aller voir. Sans attendre le tram, je me mis à courir jusqu'au bureau. J'y trouvai l'associé de mon père, qui me mit au courant. Affolé, mais sans trop comprendre, je dévalai l'escalier et tombai nez à nez avec Serge qui venait de "faire le mur" pour nous revoir une dernière fois.
Par prudence, il décida de ne pas aller jusqu'à la maison, préférant retourner au camp. C'est ainsi qu'il partit pour l'Allemagne en sachant que mon père était arrêté.
En rentrant à la maison, je ne savais comment m'y prendre pour annoncer la nouvelle à ma mère. La Gestapo s'en chargea, car elle arriva quelques minutes après moi.
Sans ménagement, ils perquisitionnèrent, avant d'emporter tout ce qui les intéressait. Ma mère pleurait et les suppliait de lui dire où était mon père. Ils répondaient "il est dans nos locaux de la rue de Paradis. Nous l'interrogeons seulement; ne vous inquiétez pas, il vous sera vite rendu". Rue de Paradis: c'est là que se trouvait la fameuse villa où il y a eu tant de tortures; l'équivalent de la rue Lauriston à Paris.
Après avoir fait "le ménage" et nous avoir fouillés, ils partirent en nous laissant libres. Je n'ai jamais compris pourquoi ils ne nous ont pas arrêtés cette fois-là.
Grâce à des amis, et en particulier à un commissaire de police, nous eûmes quelques nouvelles et pûmes faire parvenir à Papa du linge propre. Le sien était plein de sang.
Je me demandais pourquoi on l'avait arrêté à son bureau.
De loin, avec des jumelles, on pouvait apercevoir la villa de la Gestapo. Mon père était derrière les barreaux d'une fenêtre murée aux trois quarts. Je ne sais pas s'il pouvait nous reconnaître de si loin, mais il faisait des gestes.
On avait toujours des nouvelles contradictoires. Ou bien, c'était certain, il était sur la liste des prochains "libérables" ou bien il fallait attendre une nouvelle décision. Une terrible douche écossaise. Notre mère était effondrée. Puis, un jour, il fut transféré à Drancy.
Je n'allais plus au lycée, c'était les vacances scolaires. Je me suis mis à chercher du travail et je suis entré comme apprenti chez un imprimeur. Le patron, très gentil avec moi, me prit en main et décida de bien m'apprendre le métier. Il m'offrit l'encyclopédie Roré et me conseilla de la consulter attentivement. Il recommanda au contremaître de me faire faire un apprentissage accéléré, en me montrant les machines et en m'initiant à la typographie. J'ai compris très vite les raisons qu'avait mon patron de brûler les étapes. Il s'agissait de remplacer son personnel pris par le STO.
Il convoqua ma mère, qui n'était au courant de rien. Je voulais lui faire la surprise de ma première paie. Il lui dit carrément que je l'intéressais beaucoup, qu'il avait l'intention de me faire gravir tous les échelons très rapidement. Elle fondit en larmes et me serra très fort contre elle. J'étais assez gêné. Elle était tellement fière de moi. Mais qu'allait dire mon père, disait-elle, quand il l'apprendrait? Malheureusement, il ne le sut jamais.
Mon nouveau travail me plaisait. J'aimais le bruit des machines, l'odeur de l'encre, la vie de l'atelier. Mon premier essai sur machine consista à imprimer des cartes de visite. Ensuite, ce fut plus sérieux, j'imprimais des coupons de chaussures "fantaisie".
Nous n'avions toujours aucune nouvelle de mon père. Ma mère était à la fois effondrée et inconsciente. Persuadée qu'il rentrerait bientôt, elle attendait, sans prendre les moindres mesures de sécurité.
Un jour, un ami bien renseigné vint la prévenir. Il était dangereux de rester à la maison. Il fallait absolument partir, n'importe où, et surtout se cacher. Les Boches arrêtaient les Juifs (ainsi que les communistes). C'était de la folie d'attendre. J'étais un peu au courant, car on en parlait à l'atelier. Mais personne ne réussit à convaincre ma mère: elle préféra rester à la maison.
ARRESTATION - 10 NOVEMBRE
Je ne sais trop pourquoi, alors que j'avais l'habitude de déjeuner à la cantine, l'envie me prit, ce jour-là, 10 novembre 1943, de rentrer à la maison. Peut-être parce que le matin en partant travailler, j'avais vu ma mère en proie à une immense tristesse. Dès que je sorti de l'ascenseur, je sentis une odeur de cuisine. J'avais très faim. Tout était calme dans l'immeuble. J'étais étonné que l'ascenseur ne soit pas rappelé. Je frappais à la porte. Deux brutes m'ouvrirent, revolver au poing. Maman et Pierre étaient là, tenus en respect. Les deux sbires me poussèrent violemment vers eux et m'intimèrent l'ordre de garder les bras en l'air. Mireille n'était pas encore rentrée de l'Ecole des Beaux-Arts. Ils choisirent de l'attendre.
Ils finirent par s'impatienter. Mireille n'était toujours pas là. Ils décidèrent qu'un seul d'entre eux attendrait avec ma mère et que l'autre nous conduirait à la prison Saint-Pierre.
Dans l'escalier, j'aurais pu m'enfuir, mais j'avais peur de faire courir des risques à Maman. Une "traction noire" stationnait au coin de l'immeuble. Le type de la Gestapo nous fit monter à l'arrière et prit place au volant. J'essayais de convaincre Pierre, par gestes, que nous pouvions tenter quelque chose. A deux contre un, c'était possible. Mais il n'était manifestement pas de mon avis.
La voiture roulait à toute vitesse. J'eus tout juste le temps d'apercevoir Mireille qui descendait du tram. Elle ne se doutait pas qu'elle allait se jeter dans la gueule du loup. Rien à faire pour la prévenir.
En quelques minutes, nous étions à la prison Saint-Pierre. Le Boche sortit de la voiture et, toujours revolver au poing, nous fit descendre puis nous poussa à l'intérieur de la prison. Immédiatement conduits dans une grande cellule commune, à plafond très bas, sans air ni lumière, nous fûmes bientôt assaillis de questions par les prisonniers qui attendaient eux-mêmes de connaître leur sort, certains depuis assez longtemps. J'avais l'appétit coupé mais mon ventre gargouillait. Je commençais à en vouloir à Pierre. C'était mon aîné, c'était à lui de prendre les initiatives, il ne les avait pas prises. Pauvre Pierre, s'il avait pu prévoir!
Je suis convaincu, aujourd'hui, que dans cette espèce de cellule il y avait un "mouton". Je me souviens très bien d'un drôle de personnage qui ne cessait de me poser des questions:
-Pourquoi as-tu été arrêté ? Tu es trop jeune pour faire de la résistance, alors... es-tu juif? As-tu des copains que tu aimerais prévenir? Tu sais, avec certains gardiens, on peut s'arranger, etc., etc...
En fin de journée, deux gardiens français sont venus nous chercher pour nous conduire dans une autre cellule où se trouvaient déjà ma mère et Mireille, seules. Le plus extraordinaire, c'est que ma mère était toujours comme inconsciente de la gravité de la situation. Elle avait avec elle ses fourrures et ses bijoux, elle avait même réclamé des malles pleines de linge et de robes. Curieusement, elle les reçut le lendemain. Quant au rôti de veau qui, à la maison, était resté dans le four, on l'a retrouvé à la Libération, complètement pourri bien sûr, et plein de vermine.
Je ne cessais de me demander pourquoi nous avions été arrêtés. Il faisait très froid, pas d'hygiène, des lits de camps presque à même le sol. Les punaises et les rats nous empêchaient de dormir. Nous avions faim. Le seul réconfort, peut-être, c'était d'être tous ensemble.
Au début, ma mère refusa d'avaler le liquide infect qu'on nous servait et qui tenait lieu de soupe. Pendant plusieurs jours, elle fit la grève de la faim. Peut-être aussi se privait-elle pour nous donner sa ration.
Mireille était calme; Pierre, au contraire, était très nerveux. J'essayais de distraire tout le monde en racontant des blagues. Je proposais de chanter. On comptait les jours en traçant des coches sur le mur. D'autres, avant nous, avaient couvert ces parois d'inscriptions. Combien de temps étaient-ils restés, qu'étaient-ils devenus?
On apercevait seulement quelques lambeaux de ciel. Le sol, c'était de la terre battue.
Ma mère restait prostrée au bord de sa paillasse. Elle pensait sans cesse à mon père. Dans la même prison, on allait forcément le retrouver. Hélas, il n'y était déjà plus, mais nous l'ignorions.
Des cellules voisines montaient les cris des condamnés à mort. Ils ne criaient pas de peur, mais lançaient des appels à leurs parents et amis. Leurs cris étaient bien inutiles; personne ne s'avisait de se promener aux abords de la prison et nous, de l'intérieur, nous ne pouvions rien pour ces malheureux.
Jour et nuit, du fond de cette prison qui devait dater du moyen âge, on entendait des chants révolutionnaires. Les gardiens, qui étaient tous français, menaçaient de sévir contre ceux qui chantaient, mais leurs menaces restaient vaines.
Pas question, en revanche, de recourir aux signaux traditionnels en frappant par exemple avec nos cuillers sur les tuyaux. Il n'y avait là aucun tuyau. Pas de système d'écoulement: juste un seau dans un coin.
Au bout de trois ou quatre jours, un "mouton" -c'était sûr, cette fois- partagea notre cellule; il y resta environ une semaine. Nous avions tous compris, et il n'obtint aucun renseignement. De toute façon, nous n'avions rien à lui dire.
Le 24 novembre , en pleine nuit, après avoir reçu pour la première fois un colis de la Croix-Rouge, nous fûmes extraits de notre cellule. Des SS étaient là. Ils nous rassemblèrent dans le hall et nous passèrent les menottes. Ils nous firent monter, liés deux par deux, dans des camions en direction de la gare Saint-Charles.
Le voyage, dans le train, dura près de 24 heures. Il fut pénible. Pourtant, nous étions dans des wagons normaux de voyageurs. Seulement, nous n'avions pas le droit de nous déplacer. Les SS étaient dans le couloir, prêts à intervenir.
C'est seulement à l'arrivée au camp de Drancy qu'on nous retira les menottes.
DRANCY
A Drancy, certains internés, par curiosité seulement, nous pressèrent de questions, mais je ne peux pas dire que j'aie trouvé parmi les "anciens" un quelconque réconfort, la moindre manifestation de solidarité ou de sympathie.
Dans ce camp, à part quelques privilégiés, tous se trouvaient logés à la même enseigne, sans raison de s'apitoyer plus particulièrement sur tel ou tel.
La vie était encore relativement supportable. On n'avait pas trop faim malgré l'attitude des cuisiniers qui préféraient jeter de la nourriture à la poubelle plutôt que de nous servir trop copieusement.
Ils ne faisaient aucune différence entre les jeunes et les vieux. On avait beau les supplier, dès que la louche de soupe réglementaire était versée, ils se dépêchaient de fermer le guichet. Si je n'avais pas trop faim, c'est grâce à ma mère qui avait trouvé un emploi à la laverie et qui recevait des rations supplémentaires. Plus tard, je suis entré à l'imprimerie, où j'avais pour tâche de tirer sur une Ronéo toutes les notes de service du camp. Grâce à ce travail, j'ai eu droit moi aussi à des suppléments de ration.
Nous étions assez bien organisés, comme si nous avions dû rester éternellement au camp. Certains avaient pris leurs habitudes, les autres défendaient leurs privilèges.
Les petites combines, le marché noir, allaient bon train. Ceux qui avaient de l'argent pouvaient se faire faire un costume sur mesure. Le travail n'était pas obligatoire. Il y avait ceux qui voulaient s'occuper, ceux qui se promenaient, ceux qui lisaient, ceux qui jouaient aux cartes, souvent pour de l'argent, et ceux qui allaient... à l'école! Oui, je dis bien à l'école, pour qui voulait apprendre l'hébreu.
Il y avait aussi ceux qui travaillaient hors du camp mais qui devaient rentrer le soir. Et qui, docilement, revenaient! C'est par eux que nous avions des nouvelles de l'extérieur. Et c'est surtout par eux que le marché noir était organisé.
Nous dormions dans des dortoirs mixtes, sans aucune séparation entre hommes et femmes. Je n'oublierai jamais l'odeur de linge sale et de moisissure qui régnait là.
Comme ma mère était née en Suisse, nous avons été placé avec les "nationaux" en partance pour Vittel, espérant des autorités suisses la reconnaissance de la nationalité helvétique de ma mère, possible pour nous aussi. Les "nationaux", c'est-à-dire les ressortissants des pays neutres ou en guerre contre l'Allemagne, n'étaient pas déportés mais internés dans un hôtel à Vittel, d'où ils sont à peu près tous revenus.
Jusqu'au 20 janvier 44, c'est-à-dire pendant près de deux mois, nous avons attendu la réponse des Suisses. Mais elle fut négative: nous allions être déporté avec les autres à Auschwitz.
Nous ne connaissions pas notre destination, c'est pourquoi nous disions tous que nous allions vers "Pitchipoi". Autrement dit: n'importe quoi ou n'importe quelle destination inconnue .
Comme je l'ai déjà dit, à Drancy, la vie était bien organisée. Chacun y prenait très au sérieux ce qu'il avait à faire. Tous s'étaient bien accommodés de leur nouvelle situation. Il y avait bien les SS qui faisaient des rondes avec leurs chiens, mais les vrais gardiens se trouvaient parmi les nôtres. Il y avait un chef cuisinier, un chef tailleur, un chef de laverie, un chef de dortoir, un chef d'école, un chef de ceci, un autre de cela... Avec les jeunes en particulier, ils voulaient faire preuve d'autorité, et se conduisaient en ignobles tyrans. Comme s'il n'était pas suffisant d'être détenu.
Je puis affirmer que, pendant tout le temps de ma détention dans le camp de Drancy, j'ai souffert autant des sévices de nos "chefs", détenus comme nous, que de ceux de nos bourreaux.
Le 20 janvier 1944, nous nous retrouvâmes à la gare de Bobigny après avoir traversé la ville de Drancy, à la totale indifférence des passants.
Il serait évidemment absurde de prétendre que nous étions joyeux, mais le fait de partir, même pour on ne sait où... pour Pitchipoi, le fait qu'il allait se passer quelque chose de nouveau, nous donnait envie de chanter. On se disait qu'on allait être interné dans un autre camp en France, meilleur que celui de Drancy... Bouger, changer d'endroit, faire un petit voyage en conservant nos effets personnels, ça ne pouvait pas être tragique.
Nos "accompagnateurs" nous distribuèrent des vivres pour plusieurs jours. Ils nous laissèrent nos valises, nos malles; et à ceux qui en possédaient, leurs bijoux et leurs fourrures.
Ma mère était désespérée de n'avoir pas revu mon père; il avait quitté Drancy depuis le 2 septembre, mais elle était toujours persuadée qu'elle le reverrait bientôt, peut-être à l'issue de ce voyage.
Mireille venait de quitter un petit flirt, son premier, ça la rendait triste et morose. Quant à Pierre, il était très soucieux, et sans doute conscient de ce qu'allait être la suite.
Pour moi, c'était l'aventure qui continuait.
Comme je l'ai dit, tout le monde faisait des suppositions. On irait dans un camp moderne, on serait bien traité, on porterait peut-être un uniforme. Certains disaient qu'on allait travailler en Allemagne, comme ceux du STO. Personne ne pouvait s'attendre à ce qui allait nous arriver. Aucune raison de s'inquiéter. Les SS qui nous "encadraient" ne semblaient pas si terribles. Et puis, nous n'avions pas de menottes; pas comme en venant de Marseille. C'était bon signe. Nous avions des vivres, alors...! Et puis, c'était en plein jour qu'on nous emmenait.
On nous fourra finalement dans les wagons d'un train de marchandises. Chacun se précipitait pour trouver une bonne place, dans un coin. Nous étions une centaine par wagon, femmes, hommes, enfants, jeunes et vieux.
Nous avons commencé à nous poser des questions quand nous nous sommes rendu compte que nous étions enfermés, que les fermetures des portes étaient plombées et que nous avions seulement un tonneau à notre disposition au milieu du wagon. Nous sommes restés ainsi des heures, je crois même des jours, avant que le convoi ne s'ébranle.
Certains économisaient leur nourriture. Et puis, on essayait d'utiliser le tonneau le moins possible car, très vite, l'air était devenu irrespirable. Au bout de quelques heures déjà, le tonneau était plein. A plusieurs reprises on le vida le long de la paroi, à travers l'interstice entre la porte et le plancher.
J'ai réussi à me retenir jusqu'au bout. C'est ce qui m'a sauvé la vie. On verra pourquoi.
Maman était allongée par terre, dans un coin, sur de la paille humide. J'étais assis contre ses genoux.
Tout le monde chantait. Tout à coup, nous nous aperçûmes que le train roulait. Comme on ne voyait rien de l'extérieur, on pouvait imaginer n'importe quoi. Il y avait une seule ouverture dans un coin, tout en haut du wagon. Par là, on apercevait un petit peu d'un ciel couvert. Il faisait très froid. Nous avons roulé ainsi pendant plusieurs jours, puis le train s'est arrêté. Nous ne savions pas du tout où nous étions. Beaucoup de temps passa avant que les portes s'ouvrent.
Il est difficile de décrire ce que je ressentis à ce moment-là. Un air glacial envahit le wagon. Des diables en costume rayé se précipitèrent sur nous pour nous jeter dehors. Ils hurlaient en allemand et frappaient tout le monde à coups de gourdin. Il fallait descendre à toute vitesse en abandonnant vivres et bagages. Les SS criaient encore plus fort que les diables en question pour nous faire mettre en rangs par cinq, au fur et à mesure que nous sortions du wagon.
Tout le monde en bas, femmes d'un côté, hommes de l'autre, jeunes par ici, vieux par là.
M'étant "retenu" depuis le départ, le froid agissait sur mes intestins; rapidement, en me cachant derrière ceux qui descendaient, j'ai enfin pu me soulager. C'est ce qui m'a sauvé.
En effet, tous les jeunes étaient déjà en rang, marchant directement vers les chambres à gaz. Les vieux suivaient, puis les femmes; ensuite seulement, les hommes.
Les coups de matraque pleuvaient, les diables qui faisaient partie du commando de "planqués" nettoyaient les wagons à leur façon en s'en mettant plein les poches. Il s'agissait surtout d'Allemands, prisonniers de droit commun, ou de Polonais.
Je me suis glissé furtivement dans les rangs des hommes adultes. C'est ainsi que je me suis retrouvé avec Pierre, mais je n'ai plus jamais revu ni ma mère ni ma soeur.
Toujours en rangs, cinq par cinq, nous marchions au pas, dans la neige. Il faisait encore nuit, mais d'énormes projecteurs étaient braqués sur nous. Nous étions arrivés à Auschwitz.
AUSCHWITZ
Vision d'enfer. Des projecteurs partout, de la neige à perte de vue, des barbelés électrifiés, des miradors, des diables, de gros chiens, des hurlements, le désert, le froid intense (de -20° à -40°), les coups.
Nous avons appris plus tard qu'à part les hommes valides, toutes les autres personnes, dont ma mère et ma soeur, avaient été conduites directement à la chambre à gaz.
Le camp principal "affichant" complet, nous avons marché jusqu'à son satellite, Buna-Monowitz.
On sait aujourd'hui que les satellites étaient beaucoup plus durs que le camp principal.
A peine arrivés, toujours sous les coups de matraque et alors qu'il faisait encore nuit, on nous fit mettre tout nu. Les diables sont arrivés. En quelques secondes, ils avaient fait le nettoyage par le vide. Les vêtements, les chaussures, les ceintures, les montres, les bagues, les chaînes avaient disparus. Un sursis pour les dents en or.
Nous sommes restés ainsi toute la journée, nus dans la neige qui ne cessait de tomber.
Nous étions sur la "fameuse" place d'appel. Cette place où nous devions nous tenir au garde-à-vous pendant des heures, par n'importe quel temps, au minimum deux fois par jour, le matin avant de partir en commando, le soir au retour.
Tout autour de nous, des baraques en bois numérotées, une clôture électrifiée, des miradors, des projecteurs et une énorme fumée qui dégageait une odeur insupportable et qu'on ne peut oublier sa vie durant. Au pied de cette cheminée, une montagne de cadavres destinés au four crématoire.
Un désert de neige, des corbeaux géants tournoyant, sinistres, au-dessus des cadavres. A l'horizon, les gazomètres de l'IG-Farben Industrie, une usine où nous allions travailler.
Dès cette première épreuve de l'arrivée, plusieurs d'entre nous étaient tombés; ils furent très vite relevés à coups de matraque.
Nous n'étions pas à la fin de notre martyre. La deuxième épreuve était d'un autre genre. Toujours nus, on nous enferma pendant des heures dans une sorte de placard hermétique, sans air et surchauffé (c'était l'étuve de désinfection des vêtements). Toute la nuit, ce fut à la fois l'étuve et la glacière. Serrés les uns contre les autres, dans des placards trop petits, on ne pouvait dégager les morts qui "tombaient" comme des mouches. Tomber, c'est beaucoup dire car, même morts, ils restaient debout, retenus par les autres. Cet horrible spectacle semblait plaire, autant qu'à nos bourreaux, aux diables allemands, polonais et belges. On pourrait penser qu'ils essayaient de préserver leurs privilèges, mais c'était autre chose: ils nous haïssaient vraiment.
Troisième épreuve: rasage de tout le corps.
Quatrième épreuve: tatouage d'un numéro sur le bras gauche.
Cinquième épreuve: douche glacée et nouvelle attente sur la place d'appel, toujours nus.
Au bout de trois jours, nous avons reçu chacun un pyjama rayé, des chiffons à mettre aux pieds et des galoches en bois, dépareillées. Enfin, notre première nourriture: de l'eau tiède agrémentée d'épluchures diverses.
Ensuite, c'est un médecin français qui est venu nous faire un petit discours. Il paraissait bien portant, celui-là, bien gras, soumis et obéissant. Il nous prévint sans aucun ménagement qu'en ces lieux, seuls les forts avaient une chance de survivre... trois mois tout au plus. Les autres tomberaient avant quinze jours, certains même au bout de deux jours. Il nous dit qu'il fallait faire très attention à nos mains et à nos pieds. Ne nous laisser voler ni notre pyjama, ni nos galoches. Nous les recevions une fois pour toutes. Avec ou sans pyjama, avec ou sans galoches, les mains blessées ou les pieds ensanglantés, on irait tout de même sur la place d'appel et au travail. Avec, en prime, de bons coups de matraque. Nous étions donc prévenus. Ne pas tenter, non plus, d'entrer à l'infirmerie, véritable antichambre de la chambre à gaz.
J'avais froid, j'avais faim, j'avais sommeil, mais il fallait tenir. Je ne pensais qu'à mon père, j'avais peur de le trouver là lui aussi, dans cette géhenne de cauchemar.
Nous avons ensuite été triés et envoyés dans des baraques en bois prévues chacune pour environ trois cents détenus. Toujours des hurlements en allemand ou en polonais, et toujours des coups de matraque.
Nouvelle épreuve: l'épouillage. Etant nouveaux, nous n'en avions pas encore, de ces petites bêtes qui devaient nous sucer le peu de sang qui circulait encore dans nos veines. Mais l'épouillage, c'était la manie des chefs de block. Avant la distribution de soupe, il fallait se débarrasser des parasites puis passer, nu, au contrôle, en saluant le chef qui choisissait n'importe qui au hasard, trouvant obligatoirement ce qu'il voulait bien trouver, prétexte à une suppression de ration de soupe.
Quelquefois, ce chef s'acharnait sur un malheureux qui, dès lors, ne recevait plus aucune ration et qui mourait plus vite. C'était, comme on dit, "à la tête du client". Celui qui échappait à cette privation de sa misérable pitance avait une vague chance supplémentaire de s'en sortir.
C'est ce qui m'est arrivé dès le début. J'ai été remarqué par le chef de block et, j'ignore pourquoi, peut-être parce que j'étais le plus jeune, il m'a épargné. Je suis devenu aide-balayeur, ce qui m'a valu des rations supplémentaires. Tout en subissant, pour l'essentiel, le même sort que les autres, je recevais moins de coups, et j'étais souvent dispensé des douches nocturnes glacées. Je bénéficiais du privilège de faire la vaisselle du chef et pouvais ainsi manger tous ses restes. Avant de rejoindre les autres sur la place d'appel, je gagnais du temps en faisant le ménage du block et la chambre du chef.
Ce chef du block 27 était un monstre allemand complètement fou, un véritable sadique, condamné à perpétuité pour un crime de droit commun . Pourquoi m'a-t-il épargné? Je ne le saurai jamais. Tous les autres chefs étaient, comme lui, des déséquilibrés, qu'ils fussent allemands, polonais ou belges.
Ils étaient tous homosexuels. Pour leur échapper, j'ai dû faire preuve d'imagination, user de stratagèmes, les dresser les uns contre les autres. C'est un miracle d'avoir réussi .
Quant aux "commandos", les plus durs étaient ceux des câbles et des briques. Dans le froid et la neige, sans gant, il fallait porter plusieurs câbles gelés et rouillés, longs et lourds, sur nos épaules décharnées. Ces câbles servaient à faire du béton armé. Ou bien il nous fallait entasser une montagne de briques, la démolir puis la reconstituer.
Avant de rentrer, et surtout avant l'appel du soir, sur place au travail, il n'était pas rare que le kapo précipitât un détenu dans le béton encore liquide des fondations. Nombre de piliers de cette usine d'IG-Farben contiennent des détenus qui ont été bétonnés vivants.
Au retour, le soir, au moment de l'appel, les kapos étaient félicités par les SS.
Les boxeurs Young Perez (ex-champion du monde) et Kid Marcel étaient dans mon block. Le premier est mort fou, le deuxième a survécu. Le champion de natation Nakache était de mon convoi. Il a eu la chance de travailler à l'infirmerie.
Presque dès le début, j'ai été séparé de mon frère Pierre. Il était très découragé. Il voulait mourir tout de suite. Il a trouvé un moyen d'entrer à l'infirmerie, se faisant écraser un pied par un wagonnet. Il a été envoyé à Birkenau, et je ne l'ai plus jamais revu.
Souvent, en rentrant le soir de l'usine, avant l'appel, on avait droit à un spectacle. Au garde-à-vous, on devait assister aux pendaisons en série. L'appel ne commençait pas avant que la mort ait été constatée. En général, on exécutait ainsi des Polonais ou des Russes qui avaient tenté de s'évader. Ce pouvait être aussi un malheureux pris en flagrant délit de vol... d'un quignon de pain.
Je n'ai jamais connu le moindre esprit de solidarité entre nous. J'ai entendu dire, pourtant, qu'il y avait eu, dans certains camps, la "cuillère de solidarité". A Auschwitz, je n'ai rien vu de semblable. Bien au contraire. Ne parlant ni l'allemand, ni le yiddish, je fus rejeté d'abord par tout le monde. Mais à partir du moment où je me suis trouvé un peu "privilégié", j'ai été respecté et envié. Au travail aussi, le kapo me ménageait un peu: il savait que le chef de block me protégeait.
Hiérarchiquement parlant, kapo et chef de block se valaient, mais ils avaient peur l'un de l'autre, car ils pouvaient changer de fonctions et n'avaient pas intérêt à s'opposer réciproquement.
Ce qui, de temps en temps, nous donnait du courage, c'était d'entendre tonner le canon, de l'autre côté des Carpates. Nous espérions voir arriver à plus ou moins brève échéance l'armée soviétique, mais sans trop y croire.
Très vite, presque tous ceux de mon convoi sont morts. Dans le livre de Serge Klarsfeld, "LE MEMORIAL DE LA DEPORTATION", à propos de mon convoi no 66 du 20 janvier 44, on peut lire: "A l'arrivée à Auschwitz, 236 hommes furent laissés en vie, matricules 172611 à 172846, ainsi que 55 femmes, 74783 à 74797 et 74835 à 74874. Le reste du convoi fut immédiatement gazé. En 1945, il y avait 47 survivants, dont 15 femmes".
Au départ, nous étions:
632 hommes
515 femmes
221 jeunes de moins de 18 ans
Deux ou trois fois, nous avons été bombardés. Je crois que c'était par les Anglais. Il y a eu des dégâts dans le camp et à l'usine. Quelques morts aussi et, ce qui est extraordinaire, plus parmi les SS qui se réfugiaient dans des abris que parmi nous qui devions rester à l'extérieur. Les bombes tombaient autour de nous mais nous n'avions pas peur. D'ailleurs, nous n'avions plus vraiment peur de rien. Nous étions inconscients. Même à l'idée d'être envoyés à la chambre à gaz, nous n'avions pas peur. Nous vivions dans un état second, tant que notre coeur tenait, mais nous n'étions plus tout à fait des êtres humains. On pouvait faire de nous n'importe quoi. Ces bombes qui pleuvaient sans nous atteindre, nous souhaitions pourtant qu'elles nous tombent sur la tête et nous délivrent de ce cauchemar.
Certains, plus "courageux" que d'autres, n'hésitaient pas à se jeter sur les barbelés électrifiés. On en avait tellement l'habitude qu'on n'y faisait plus attention.
Je ne décrirai pas dans les détails -car beaucoup d'autres l'ont déjà fait- les divers aspects de ce qu'il est convenu d'appeler notre "vie" dans cet enfer. J'aimerais néanmoins expliquer ce qui se passait à l'infirmerie.
D'abord, il était très difficile d'y être admis. Les médecins, dont de nombreux Français, faisaient systématiquement barrage. Je sais qu'aujourd'hui certains de ces mêmes médecins prétendent que c'était pour nous éviter la sélection pour la chambre à gaz. Mais en réalité, il fallait voir comment ils traitaient ceux qui avaient la "chance" d'être admis.
Il faut dire, pour expliquer ce mot "chance", que le risque d'être "sélectionné" était compensé par certains avantages importants tout de même: on était au chaud; on pouvait dormir autant qu'on voulait, sans aller ni au travail ni sur la place d'appel. On ne recevait pas trop de coups, et on avait droit à une soupe un peu plus chaude que d'habitude.
Quant à la fameuse sélection, dite "contrôle des musulmans", elle était faite par les SS, assistés des médecins (y compris des médecins français). Elle pouvait avoir lieu à n'importe quel moment. On choisissait les plus maigres (critère très arbitraire, puisque nous étions tous aussi maigres les uns que les autres). En file indienne, on avançait en se tenant bien droit, nu comme un ver. Il fallait montrer ses fesses décharnées en se penchant en avant, puis se remettre au garde-à-vous. Ceux qui étaient "sélectionnés" étaient expédiés en camion, toujours nus, à Birkenau (le camp voisin). On ne les revoyait plus.
Ce contrôle des "musulmans" avait lieu, pour notre block et en principe à l'infirmerie, au moins une fois par semaine; dans les autres blocks, c'était tous les mois.
Les "sélectionnés" pensaient avoir de la chance: sachant qu'ils allaient mourir, ils avaient le sentiment d'une délivrance. Ils ne seraient plus matraqués, ils n'auraient plus ni faim ni froid. Avant de grimper dans les camions, toujours sous les coups, ils nous abandonnaient leurs rations de pain.
En étant arrivé à ne peser qu'une trentaine de kilos, comme tant d'autres, j'ignore pourquoi j'ai toujours fait partie des non "sélectionnés". Je ne peux en tout cas pas dire que c'est grâce à tel ou tel médecin français. C'est uniquement le fait du hasard.
Peut-être va-t-on penser que je dénonce avec parti pris le rôle joué par nos médecins. Mais j'affirme qu'à quelques rares exceptions près (je sais qu'il y a eu des médecins courageux qui méritent tout notre respect), la plupart n'étaient que des lâches et des collabos qui nous refusaient une aspirine ou un peu de soupe. Et qui n'hésitaient pas à nous frapper.
Tout le monde souffrait de la dysenterie, avec pertes de sang. On n'avait pas le droit d'aller aux WC sans autorisation. Et l'on n'y était autorisé que pendant un temps très court. Quand ça nous "prenait" pendant l'appel, c'était un terrible supplice. On ne pouvait pas se retenir, les chefs qui nous observaient s'en rendaient compte, ce qui donnait lieu à de copieux matraquages.
En fait de WC, il s'agissait d'un énorme "block" tout en longueur, pouvant contenir au moins cinq cents détenus accroupis sur des trous, côte à côte, sans cloison, face à face ou dos à dos. On n'avait pas le droit de "séjourner". Quand les kapos venaient, ils ne cherchaient pas à savoir si on venait d'arriver ou non. A coups de "goumi", ils nous chassaient.
Le jeu favori de certains chefs de block consistait à choisir quelqu'un au hasard, ou même à réclamer des volontaires, qu'on fixait dans une espèce d'étau pour leur flanquer des coups de "goumi". Plus on tenait longtemps, plus la ration de pain était grosse. J'avoue qu'en acceptant très souvent ce petit jeu, j'ai eu droit à de nombreux suppléments qui m'ont aidé à survivre.
Pour ce qui est du block-dortoir, nous étions environ 350 à y être entassés, sur des châlits à trois étages, à trois ou quatre par étage. Il faisait toujours froid car les fenêtres, exprès, étaient laissées grandes ouvertes.
Nous étions couchés "en sardines". Quand on avait trouvé sa place, on ne pouvait plus bouger. Et interdiction de parler. On n'entendait que les cris du chef de block et de ses "adjoints". La lumière restait allumée toute la nuit. Impossible de fermer l'oeil, pour plusieurs raisons: d'abord le bruit, les odeurs, nos os qui nous faisaient mal parce que nous restions couchés toujours sur le même côté, nos maigres paillasses pleines de trous et de bosses, la dureté du bois du châlit, la nécessité de veiller en permanence sur ses effets (casquette, veste, galoches) par crainte des vols. On ne quittait jamais son pantalon. Ensuite et surtout, il y avait les punaises et les poux.
En général on pouvait aller se "coucher" après l'épouillage (qui se faisait devant le chef de block, lequel n'hésitait pas à supprimer sa ration, en l'abreuvant de coups, à celui qu'il prenait par hasard avec des poux dans sa chemise), après la distribution du pain, c'est-à-dire après le travail et après l'appel du soir. Il pouvait être aussi bien 18 H que 22 H, tout dépendait du temps de l'appel et de l'humeur du chef de block.
Dans la nuit, on pouvait être envoyé à la douche (froide et sans savon ni serviette). On devait faire la queue, dehors, toujours nu, aussi bien sous la pluie que sous la neige, dans la nuit. Ceux qui étaient passés les premiers devaient attendre les autres avant de réintégrer le block. La cloche du réveil sonnait vers cinq heures du matin, c'est-à-dire souvent quelques minutes après cette douche ordonnée par le chef du block, si bien que la nuit était une nuit blanche.
Toujours à toute vitesse, sous les coups, il fallait se mettre en rangs, cinq par cinq, dehors, devant le block. Ensuite, on rejoignait la place d'appel. Il fallait attendre les SS, le chef de camp et le chef des kapos (tous deux étaient des condamnés de droit commun). L'appel pouvait durer des heures. Ensuite, toujours en rangs par cinq, et après un interminable garde-à-vous, on rejoignait les commandos pour le travail. Au pas, tête nue, on défilait devant les SS au son d'une fanfare formée par des "privilégiés". C'est le kapo qui, ensuite, nous autorisait à remettre notre casquette. Selon les commandos, le lieu de travail pouvait être proche ou très éloigné, et l'on pouvait avoir à marcher pendant plusieurs kilomètres. Avant d'arriver, on était déjà épuisé.
Les kapos prenaient la relève des chefs de block. Les coups de gourdin tombaient au hasard. On avait droit à une pause d'un quart d'heure à midi. On rentrait au camp vers dix-sept heures. Tous les commandos devaient arriver en même temps sur la place d'appel. On recommençait le soir ce qu'on avait fait le matin, mais l'appel était toujours plus long le soir. Les kapos devaient faire leur rapport et indiquer le nombre de morts sur place. Non seulement il y avait des morts "naturels", mais le kapo se chargeait aussi d'en faire lui-même, comme je l'ai dit plus haut, en précipitant vivants des détenus dans le béton liquide des fondations de l'usine en construction.
Après l'appel, on retrouvait le chef de block, qui nous faisait rentrer ou nous laissait dehors, selon son humeur du moment.
Aucune information de l'extérieur, aucun contact avec le moindre civil. Mais dans le block, il y avait des Polonais non juifs qui en avaient, et qui recevaient des colis. Ils étaient bien traités, devenaient kapos ou chefs de block. Ils mangeaient devant nous, non sans un certain sadisme, en repoussant avec violence quiconque les regardait avec un peu trop d'insistance.
Ils étaient dans leur pays et se partageaient les bonnes planques avec les Allemands de droit commun. Ils essayaient de plaire aux SS en faisant mieux qu'eux. C'est eux surtout qui nous en ont fait baver.
Souvent je pensais aux esclaves noirs, aux forçats, aux galériens de jadis. Leurs souffrances n'étaient rien, je crois, à côté des nôtres. Je comparais leur vie à la mienne. J'aurais voulu les encourager en leur montrant que les conditions de vie étaient moins terribles pour eux que pour nous. J'aurais bien accepté de passer vingt ans à Cayenne contre huit jours dans ce camp. On dit toujours qu'il y a pire. Je ne pense pas qu'il ait pire qu'Auschwitz. Et pourtant! d'autres épreuves nous attendaient.
L'EVACUATION
En janvier 45, les SS décidèrent l'évacuation d'Auschwitz.
L'hiver, cette année-là, est particulièrement rude. Des rumeurs circulent. Les Soviétiques approchent. Tous les "intransportables", les malades, ceux qui ne pourront pas suivre, seront exterminés. Tels sont les ordres.
Pour la première fois depuis mon arrivée, c'est-à-dire depuis une année entière (en fait depuis deux hivers), nous recevons des rations pour huit jours. Quel supplice moral et physique de crever de faim avec des rations dans la poche, en sachant qu'on n'en aura plus avant longtemps. Il faut à tout prix les économiser. C'est un effort surhumain que beaucoup n'ont pas pu faire.
Toujours en rangs par cinq, sous les cris et les coups, nous nous sommes retrouvés hors du camp, sur la route, des dizaines de milliers. Un long ruban d'éclopés en costumes rayés, dans la neige, toujours survolés par ces lugubres et gigantesques corbeaux. La longue marche dans le désert blanc commence. On se traîne durant plusieurs jours et plusieurs nuits. Ceux qui tombent sont tués et abandonnés sur place. Très vite, je me rends compte que nos chefs de block, nos kapos ne sont plus rien. Ils sont logés à la même enseigne que nous, à cette différence près qu'ils disposent de beaucoup plus de vivres, et de réserves physiques. Mais ils ne commandent plus, subissant comme les autres les coups des SS. Certains même, qui s'arrêtent pour souffler, sont eux aussi abattus. Peut-être les SS commencent-ils à supprimer des témoins gênants.
Je vais connaître les moments les plus terribles depuis ma déportation.
Quand enfin les SS nous autorisent à nous arrêter, il y a déjà beaucoup de morts. Et les survivants ne sont que des morts en sursis. Je ne sais pas encore par quel miracle j'étais moi-même encore en vie.
Nous nous retrouvons devant une espèce de fabrique de tuiles, à Nicolaï. Nous restons dehors. Qu'importe: je vais enfin pouvoir manger un peu des rations que j'ai, à peu près seul et au prix d'efforts terribles sur moi-même, économisées. Je sais que les autres ont tout mangé tout de suite (certains en sont morts); peut-être l'ont-ils fait en pensant que, de toute façon, ils ne survivraient pas.
Pour ne pas faire envie aux autres, c'est en cachette que je prévois de manger, un peu plus tard. Mais, trop fatigué, épuisé, à moitié mort, je m'endors.
Au bout de quelques minutes, je me réveille en sursaut. Instinctivement, je fouille mes poches, je les retourne: vides. On m'a tout volé. Je ne suis même pas furieux, mais je suis complètement désespéré. Je voudrais mourir. Je pleure. Je pleure intérieurement, sachant que personne ne me plaindra, surtout pas les kapos qui mangent bien tranquillement, en me regardant avec cruauté.
Je ne vois pas alors comment je pourrais survivre, car je sais que nous ne recevrons pas d'autres rations avant longtemps. M'être privé ainsi pour rien, c'est terrible. Ils avaient bien raison, les autres, de tout manger tout de suite. Mon "voleur assassin" n'est peut-être pas allé loin, il est peut-être mort sur la route.
Après cette première halte, des déportés, à chaque instant, périssent. Nous repartons par groupes dans diverses directions. Je mange de la neige. Beaucoup de neige, sûrement plusieurs kilos. J'ai de la fièvre, j'ai sommeil, je suis sans espoir. Pourtant, il faut tenir. Je ne sais par quel miracle j'ai trouvé la force de ne pas m'écrouler. Je veux mourir et, en même temps, je veux vivre. Je pense à mes parents, à Mireille, à Pierre. Je suis presque certain qu'ils sont tous morts. De toute façon, je ne peux les imaginer se traînant comme moi sur cette route. Il ne faut pas tomber, pas s'endormir, car les SS ne sont pas loin et les fusils-mitrailleurs crépitent sans arrêt.
Il faut absolument tenir, qu'au moins il y ait un rescapé, un témoin. Je ne crois pas qu'un animal aurait résisté à tout cela, je ne crois pas.
On marche encore longtemps, jusqu'à la gare de Gleiwitz. Cette fois, c'est à coups de crosse de fusil que les SS nous font monter dans des wagons à charbon découverts. Entassés, serrés comme dans le métro aux heures de pointe, nous nous posons des questions. Où allons-nous?
Le trains démarre. Il ne roule pas très vite. Après un certain temps, il fait machine arrière et s'arrête. On entend des coups de fusil, des rafales de mitraillettes. On devine quelles sont les cibles. Le train repart, pour ne plus s'arrêter, cette fois.
Au bout de quelques heures, serrés comme du bétail, nous sommes complètement recouverts de neige. Impossible de faire un mouvement. Les morts restent debout. La neige tombe à gros flocons. Certains d'entre nous ont pensé à sauter du train, mais pour aller où? Et comment échapper à nos bourreaux? On fait un essai avec les morts. Immédiatement, le bruit des mitraillettes nous fait comprendre qu'il est inutile d'insister. Il ne faut pas espérer fuir.
On jette les cadavres par-dessus bord. Très vite, on peut alors s'asseoir, et même s'allonger.
Sans s'arrêter, le train traversera la Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie (seul pays où les habitants, au risque de se faire tirer dessus, essaient de nous aider en nous lançant des boules de pain, qu'on s'entre-tue pour attraper); c'est ensuite l'Allemagne, l'Autriche, de nouveau l'Allemagne, et le terminus: Berlin.
Le voyage aura duré exactement dix jours et dix nuits, sans manger, sans boire, sans pouvoir satisfaire ses besoins naturels autrement que dans son pantalon. Je n'ai plus faim, mon estomac doit être bloqué. Mais j'ai soif et je dois avoir beaucoup de fièvre. Je mange toujours de la neige. En arrivant à Berlin, nous sommes amenés directement dans un immense hall, qui fait partie des usines Henkel. Pour la première fois, nous apercevons des civils, qui s'étonnent de nous voir. Je ne sais pas si, inconsciemment, cela me réconforte, mais j'arrive à m'évanouir, presque exprès.
J'ai bien fait, car je me réveille au chaud, dans un lit d'hôpital. J'y reste environ une semaine, avant de me retrouver en pleine nuit dans un nouveau train, pour une nouvelle destination: Mauthausen.
MAUTHAUSEN
Mauthausen. C'est au pas de course qu'on nous fait entrer dans notre nouveau camp. Les plus valides (ou plutôt les moins invalides) passent la porte. Brusquement, elle se referme sur eux, les autres restent dehors. Ils sont tous exécutés sur place. Ceux qui ont eu assez de force pour franchir l'entrée sont accueillis par des cris. Les SS, le chef de camp, le chef kapo nous obligent à nous déshabiller. Ils nous poussent dans une petite cour et nous y laissent plusieurs jours sans s'occuper de nous. Encore sous la neige, nus, sans manger, sans boire. Que va-t-il nous arriver?
C'est surtout un camp d'Espagnols, mais nous sommes séparés d'eux, aucun contact.
Trois grandes cheminées fument; là aussi, on brûle les détenus!... pourtant tout parait calme, ordonné, propre. Un changement, après Auschwitz ! Si seulement on n'était pas obligé de rester tout nu dehors...
Au bout de quelques jours, nous sommes exactement 350 rescapés; on nous fait entrer dans un block construit à la hâte pour nous. Nous y resterons quarante jours, sans en sortir. Il n'y a pas de châlit. Le jour, nous devons rester debout, serrés les uns contre les autres. La nuit, nous allonger par terre en "sardines". Toujours nus. Les rations nous sont distribuées une fois par jour. Il faut les attraper au vol: le chef de block ne pouvant passer parmi nous (c'est trop serré), il nous les lance.
Pour une fois, on n'a pas trop froid et les fenêtres restent fermées la nuit. En enjambant les autres, on a le droit de sortir pour aller aux WC. Il faut faire très vite pour sortir du block et rejoindre le block WC car les SS, de leur mirador, nous guettent et nous visent comme des lapins.
Notre situation n'est pas enviable, bien sûr, mais au moins, je le répète, on n'a pas froid, on ne va pas au travail, on n'est pas "schlagué". On peut encore espérer.
Malheureusement, au bout de quelques jours, se produit un phénomène imprévisible qui déclenche la fureur des SS et du chef de block. A force de rester debout, "collés" les uns contre les autres, et de tituber en masse, nous perdons l'équilibre, et projetés sur une cloison, nous faisons éclater le block.
Plus de block. Nous voilà dehors. Les SS prennent une décision rapide. Tous sur une butte, à l'extérieur du camp, et fusillés.
Je ne sais ni comment ni pourquoi mais je suis, in extremis, "happé" par un Espagnol, qui va me cacher dans son block. Sauvé encore une fois.
José me procure une tenue propre, avec un numéro de "politique" qui, en principe, me met à l'abri d'une sélection d'extermination. J'ai changé de peau, je ne suis plus juif, je suis devenu un "politique".
Ce numéro va me transformer complètement, et me faire passer en quelque sorte inaperçu. Il ne faut surtout pas montrer mon matricule tatoué sur le bras. A la douche, pour ne pas me trahir, je me tourne toujours très pudiquement contre le mur.
José m'a trouvé de bonnes galoches et des chaussettes; des vraies, plus de ces espèces de chiffons pourris qui jusque-là en faisaient office. Il me fait manger et me rassure. Je crois rêver. Il m'explique qu'il est là depuis cinq ans, livré aux Allemands par les autorités françaises. Il reçoit des colis et des lettres. Il pensait être un détenu très maltraité et très malheureux, mais quand il nous a vus, il n'en a pas cru ses yeux. Comment pouvait-il y avoir plus malheureux que lui ?
Je ne crains plus les SS. Ils passent devant moi sans me regarder. Bien que très maigre, je suis dans ce camp un détenu comme les autres.
José me présente à ses copains. Je suis pris en main, caché et nourri. Enfin, je peux dormir presque normalement. En revanche, et comme les autres, je suis toujours obligé d'aller sur la place d'appel. C'est pénible, mais rien à voir avec les appels d'Auschwitz. En tout cas, il ne faut pas craquer, même s'il faut encore rester debout pendant des heures dans la neige, sans bouger.
Dans le block, on peut parler, jouer aux cartes, lire. Le chef de block ne s'occupe pas de nous.
Tous les Espagnols m'ont adopté, ils s'efforcent de me "ressusciter". Ils y parviendront presque, jusqu'au jour où, tout de suite après un appel, les SS forment des groupes au hasard, et les envoient à quelques kilomètres de là, déblayer des voies de chemin de fer qui viennent d'être bombardées. Je fais hélas partie du commando.
Et moi qui m'imaginais pouvoir passer le restant de ma captivité à Mauthausen, je pars pour un nouveau voyage, vers Amstetten.
AMSTETTEN
Amstetten, à environ une heure de Mauthausen. Là, pas de camp. Nous n'apercevons aucune habitation. Une sorte de no man's land au milieu de notre enfer. Voilà un nouveau lieu de supplices. Jour et nuit dans la neige, en pleine forêt et à la belle (si l'on peut dire) étoile, à travailler sur une voie de chemin de fer. Un train a sauté à cet endroit; nous sommes là pour vider le contenu des wagons et ensuite les évacuer. Il nous faut aussi remplacer les rails tordus, poser de nouvelles traverses, tout déblayer.
Par équipe, nuit et jour, moyennant de temps en temps quelques minutes de repos seulement, nous menons notre travail de forçats fantomatiques. Cela va durer dix jours.
Il y a là tout un amoncellement de paquets de cigarettes, des caisses pleines de bouteilles d'alcools, des armes, aussi. Mais malheur à celui qui essaie de se "servir": il est immédiatement abattu.
Dans l'état d'extrême faiblesse où je me trouve, je suis bien incapable de transporter quoi que ce soit, ou simplement de soulever un rail. Incapable, même, de me servir d'une pioche.
Et puis j'ai peur de me trahir. Mes camarades espagnols m'aident autant qu'ils le peuvent. Quand il ne faut que deux hommes pour porter un rail, je me mets entre eux deux et je fais semblant de participer à leur effort...
Il fait très froid, nous sommes début février. Nous n'avons pas de gants pour travailler, les rails sont gelés. Rien à manger, rien à boire, rien pour se réchauffer, toujours en pyjama, en galoches, sans chaussettes.
Interdiction de se reposer. 24h sur 24h. Cadence infernale et surveillance accrue, sans complaisance.
Nous fûmes "relevés" au bout de dix jours. Je croyais revenir à Mauthausen. Pas du tout: nous sommes partis vers Sachsenhausen.
Encore un voyage. C'est dans un train "normal", entendez dans des wagons de voyageurs, que nous sommes acheminés sur Sachsenhausen. Nous n'y resterons que peu de temps, avant d'être envoyés, à la faveur d'un trajet rien moins que direct, à Ebensee.
EBENSEE
Arrivée à Ebensee au début d'avril 45. Même "vie" à peu près qu'à Mauthausen avec, toutefois, une grande différence: il n'y a rien à manger. Et pas d'Espagnols pour me soutenir.
En revanche, grâce à mon nouveau triangle de "non-juif ", je risque beaucoup moins. Je peux circuler librement dans le camp. Je me fais des tisanes avec des feuilles et avec la vapeur qui sort des radiateurs. On ne travaille pas, mais il y a toujours l'appel.
Les rations n'étant plus distribuées, au bout d'un mois, les morts ne se comptent plus. Le four crématoire fonctionne à plein régime.
Le camp est grand mais très différent des autres. C'est le seul où l'on voie des arbres et un peu de verdure. Plus de ces énormes corbeaux, ni de forêt de projecteurs. Fini le paysage désertique; on se retrouve sur la planète "terre" et beaucoup de détails peuvent nous rappeler, malgré tout, que nous sommes encore des êtres humains.
Toujours aucune information venant de l'extérieur. Même le courrier des "non-juifs" n'est plus distribué. On se doute pourtant de quelque chose. C'est ainsi que pour la première fois, alors que nous sommes tous rassemblés sur la place d'appel et que les SS veulent nous conduire dans les "Steinbrüche" (carrières), une révolte éclate. Il ne faut pas oublier que dans le camp sont internés de grands résistants; ils ont compris que les carrières sont minées. Nous leur tenons tête, aux SS! Malgré leurs mitraillettes, nous refusons d'obéir. C'est magnifique. Je n'avais jamais vu ça. Je n'aurais même pas pu imaginer que cela fût possible. Je me demande comment cela va tourner.
Nous restons ainsi dans le camp toute la journée. Puis, au cours de la nuit, nous nous rendons compte que les SS se sont enfuis avec quelques kapos et quelques autres de leurs affidés.
Vers cinq heures du matin, la cloche qui d'habitude nous réveille ne tinte pas. Les plus courageux vont voir ce qui se passe; ils constatent que le block n'est plus gardé. Le chef a disparu. Quant aux SS, ils ont été remplacés par des soldats de la Wehrmacht.
Nous ne sommes pas encore libres, mais plus tout à fait détenus.
Trop faible, presque heureux mais un peu inquiet, je vais me coucher jusqu'à midi.... C'est alors qu'arrivent les Américains.
LA LIBERATION
C' est le 6 mai 45 à midi qu'un premier char américain entra dans le camp. Les soldats n'en croyaient pas leurs yeux. Des morts partout, et des vivants qui ont l'air de squelettes.
Des squelettes qui se jetaient sur les libérateurs pour les embrasser, les serrer dans les os de leurs bras, pour les empêcher de repartir. Une explosion de joie indescriptible malgré les morts.
Distribution de chewing-gum, cigarettes, chocolat, pastilles de café. Rien d'autre, malheureusement. Ils n'avaient pas prévu ça...
Des scènes de vengeance, maintenant. Quelques uns de nos bourreaux qui, pour telle ou telle raison, ne se sont pas enfuis, sont exécutés sur le champ. Certains sont pendus aux arbres, d'autres assommés, d'autres encore, ficelés, allongés sur la place d'appel et aplatis comme des galettes par un rouleau compresseur. Des cris, des poursuites, des coups de revolver (les Américains nous avaient donné des armes).
Il parait que le Comité International dont faisait partie Raymond Hallery a empêché la mise à sac des cuisines et qu'un "repas" a été servi à tout le monde (j'avoue ne pas avoir été de ceux-là), grâce aux denrées trouvées dans les réserves SS, dont le Comité connaissait l'existence et avait organisé la protection.
Nous voilà libres, les portes sont ouvertes. Comment trouvons-nous la force nécessaire pour courir à l'extérieur, je ne sais. Qu'on imagine des cadavres qui se répandent dans un village, au grand effroi des habitants, barricadés chez eux. Dans la vallée, il y a des vaches et des chevaux. Certains déportés se précipitent sur ces animaux et, sans même prendre la peine de les tuer, ils en découpent des morceaux qu'ils avalent comme des fous; ils meurent en s'étranglant. Incapable de supporter cet horrible spectacle, je m'enfuis et vais frapper à la porte d'un pavillon. Les gens sont épouvantés en me voyant, mais ils me font entrer et me donnent à manger. Je ne suis pas très exigeant: je demande une paire de draps, une serviette de toilette, du savon et des couverts.... Je reste toute la journée chez ces gens, qui essaient de me convaincre qu'ils n'étaient au courant de rien. Avant de les quitter, je leur demande de me préparer un bol de café au lait et des tartines beurrées.
Le soir, je réintègre le camp. J'ai été bien inspiré car, entre-temps, les Américains ont pris d'importantes décisions: il faut rendre toutes les armes, ne plus faire justice soi même, et ne plus sortir du camp sous peine de se voir refuser la carte officielle de "libéré".
Le premier soir de ma libération, après m'être douché (cette fois à l'eau chaude et avec du savon), essuyé avec une vraie serviette, j'obtiendrai une tenue civile propre et, dans le lit du chef de block (que l'on a retrouvé et pendu), je dormirai, pour la première fois depuis près de deux ans, dans des draps. Seul.
Mais je suis toujours, bien que libre, dans un camp. J'aide comme je le peux le nouveau chef provisoire, assisté de deux Yougoslaves.
Et il n'y a toujours à peu près rien à manger. Il faudra attendre près de deux semaines l'arrivée de la Croix Rouge. Deux semaines durant lesquelles nous nous efforçons de survivre par nos propres moyens. Tisanes chaudes, bois brûlé, escargots vivants, pommes de terre gelées.
Les Américains ont obligé la population locale à nettoyer le camp, à éteindre les fours, à évacuer les cadavres, qui sont entassés dans des charrettes et qui circulent à travers les rues de la ville. Laquelle ville, toute entière, doit participer aux inhumations.
Je me souviens de la façon dont un communiste, Jean Laffite, s'est battu pour essayer d'obtenir que la Croix Rouge arrive plus vite, pour que la France nous rapatrie rapidement en avion. Mais il échoua dans ses efforts.
Il y eut encore beaucoup de morts avant, pendant et après l'intervention de la Croix Rouge.
Ceux qui le désiraient pouvaient dormir sous d'énormes tentes plutôt que de rester dans les blocks. J'occupais, je l'ai dit, la chambre du chef de block, et refusais de l'évacuer.
Quand la Croix Rouge arriva, deux semaines plus tard donc, elle nous gava de corned-beef; plusieurs kilos chacun par jour ! Celui qui voulait vider dix boîtes le pouvait. Il n'y avait aucun contrôle. Cette fois, nous avions du pain, du café et du chocolat à volonté. En vingt jours, j'ai grossi de trente-cinq kilos.
C'est seulement vers la fin du mois que nous fûmes enfin rapatriés. Pourquoi, malgré les protestations de Laffite, nous avait-on fait si longtemps attendre?
Bien que prioritaire, notre train mit plusieurs jours avant d'arriver à Paris. Il s'arrêtait à toutes les gares et même en rase campagne. A chaque arrêt, on recevait des vivres, des vêtements... et des communiqués. Je me souviens avoir mangé, sur la voie de chemin de fer, des frites cuites à l'huile de locomotive.
J'ai eu beaucoup de mal, en arrivant à Paris, à l'hôtel Lutetia, (où nous ne sommes restés que trois jours) à convaincre les autorités qui insistaient pour m'expédier à Strasbourg, sous prétexte que je suis né (par hasard) à Colmar, que je voulais rester à Paris, ma ville depuis toujours ...
Gérard Avran
FIN